La moto traçait entre les files de voitures, à plus de 245 km/h. Les doigts protégés derrière les épais gants en cuir papillonnant sur les commandes, à gauche l'index à l'annulaire sur le levier d'embrayage, le majeur et le l'index droits sur le frein avant, les plis de la paume recroquevillés sur la poignée de gaz.
Il n'entendait plus le moteur, il allait trop vite. Il entendait seulement le bruit du vent, recouvert par le BOOMBOOM de son cœur, son cœur gorgé d'adrénaline, les ventricules frénétiques et les valvules clapotantes injectant dans ses artères une solution de globules rouges, de plasma sanguin et d'adrénaline.
Ses poils s'étaient hérissés, un vieux réflexe animal pour effrayer l'ennemi, ses pupilles encore plus par la nuit étaient dilatées et noires d'effroi.
La moto frôlait les carlingues métalliques des véhicules, les gens le voyaient à peine passer. Dans le vernis du réservoir de la moto se reflétaient les spots lumineux d'une banlieue malade : lampadaires à sodium, néons de sex-shops aguicheurs, phares d'automobiles, et le bleu, le bleu iridium des gyrophares. Il avait fait péter deux flashes depuis le début de la poursuite, il était désormais immortalisé dans les archives de la police, les infos du soir parleraient surement de lui dans quelques minutes.
Jusqu'ici tout va bien.
Il avait d'abord voulu s’arrêter, avait freiné son engin, pour obéir aux forces de l'ordre, s'était dirigé vers le bord de la chaussée.
Puis par un mécanisme inexpliqué, tout avait basculé. Lorsqu'il s'était dit 'tan pis je tente ma chance', l'Aprilia était encore en seconde à ce moment là, et l'ouverture des gaz décolla la roue du sol devant le policier hébété qui n'en croyait visiblement pas ses yeux.
Putain qu'il était jobard, son délit de fuite avait dépassé les 5 minutes sans le moindre mot ni la moindre pensée dans sa tête. En refusant l'autorité du système, il s'était mis hors la loi, et comme s'il s'agissait d'une loi au sens physique, il avait douté qu'il pusse tenir sur ses roues malgré la peur. Lorsqu'on franchit certaines barrières, il ne reste plus qu'à prier dans sa propre chapelle et à s'en remettre à ses propres vertus, il récitait là psaume sur psaume.
Il fuyait maintenant depuis 20 bonnes minutes, la voie rapide n'en finissait pas, aucune sortie. Les motards étaient lâchés sur lui et à grands coups de sirènes, fondaient maintenant sur lui, écartant la mer rouge des voitures et des camionnettes.
Il était obligé de frôler le rail de sécurité, en doublant par l’extrême gauche, il le voyait à peine, dans un coin de son champ de vision, la guillotine qu'ils appelaient ça, il perdait du temps. La moto italienne devait zigzaguer entre des plots quasi statiques, les flics traçaient presque tout droit.
Les cuisses serrées contre les poutres du cadre, les reins et les boyaux digérant à grands acides son repas de l’après midi il était en totale prise avec sa machine et sa fuite en avant ressemblait à une chute libre.
Jusqu'ici tout va bien.
Le bicylindre belliqueux barbarisait la scène par ses décibels qui s'écrasaient sur l'asphalte. Sa colonne vertébrale était comprimée et bombardée de stimuli, à chaque prise d'angle elle se torsadait et vibrait au rythme des impulsions électriques. Il avait fait le plein récemment, mais à ce rythme il ne tiendrait guère plus d'une heure, en fait surement moins. Il dépassa un ahuri dans un break Citroen, qui crut voir un spectre fendre la nuit, il n'était pas comme ces gens là, ils étaient deux races qui cohabitaient.
La nuit semblait de plus en plus noire, les lampadaires se raréfiaient les voitures aussi, et après un dernier caillot de caisseux, il s'extirpa d'un seul élan du flot de la circulation, il vissa la poignée contre sa butée et la moto parcourut instantanément plusieurs décamètres, 238 242 249 255 262 km/h blotti contre sa machine.
Il n'était qu'un effronté, un torse nu sans couche d'ozone, une tête brulée sans sueurs froides, avec une foi inaliénable en son amas d'acier d'aluminium et de plastiques.
Jusqu'ici tout va bien.