Si hier la conquête de la route magique fût perturbée par les éléments j’avais planifié, pour cette deuxième journée, de l’emprunter « en mode reverse » dans l’espoir de revivre l’expérience initiale remontant à plusieurs années, de retrouver la première fois.
Smells like teen spiritAoût 2014Le trip avec Mehdi.
Partis de Lyon une semaine auparavant nous avions alors déjà traversé les Alpes jusqu’à Nice, exploré les alentours du Verdon, découvert le lac de Salagou et les gorges de Navacelles. Tout du long nous avions adapté l’itinéraire global étudié au préalable en fonction du moment présent, au jour le jour. Si le plan du départ ne prévoyait pas de halte au camping municipal de Sournia, nous nous y arrêtâmes la veille simplement parce que le coin était beau, l’heure tardive, la fatigue murmurant aussi ses choix.
D’après mes souvenirs, ce jour là nous partîmes sans réel but si ce n’est que de tirer jusqu’à la Province d’Andorre et d’aviser plus loin selon le ressenti. L’essentiel du voyage étant déjà accompli, la remontée vers Lyon toute proche, il ne nous restait qu’à valider le check point pyrénéen et à rentrer, la jauge des sensations à son maximum.
Encore engourdi, une bonne vibration me tirait doucement de ma léthargie matinale. Celle du devoir accompli, des régions traversées ou de la résonnance du V60 à travers le corps… C’est finalement celle de la panne sèche qui acheva de me réveiller à hauteur du panneau d’entrée de la première agglomération rencontrée. Mehdi vint à mon secours. Les réservoirs remplis à ras bord, la journée pouvait enfin commencer.
Nous reprîmes notre bonhomme de chemin vers l’Andorre, vers l’imprévu.
Sur le col large et roulant nous «cruisions » paisiblement, quand tout à coup un gugus en tenue de clown aperçu sur le bord de la route quelques hectomètres plus tôt nous doubla en trombe pour finalement s’arrêter à nouveau tout juste sa manœuvre effectuée. Nous reconnûmes un roadster midsize avec plaque allemande que nous saluâmes poliment en le dépassant à nouveau.
Une poignée de secondes plus tard, il réitérait sa manœuvre malicieuse. Avant la fin de la 3e répétition, très poliment nous acceptâmes l’invitation lancée en bonne et due forme.
Alors nous voilà parti en combat (presque) singulier. La France contre l’Allemagne.
Etaient aussi engagés dans la bataille, le Japon, l’Italie et l’Angleterre.Au terme d’un échange de politesse de plusieurs kilomètres, Mehdi, beaucoup plus sociable que moi, proposa d’un geste au sens universel un arrêt commun pour signer l’armistice dans le bar le plus proche. L’Allemand accepta le cessez le feu.
Le motard étranger ne parlait pas un mot de français et à peine mieux l’anglais. Je ne pouvais le blâmer. Mehdi s’adressa alors à lui dans sa langue…
Avant notre trip, Mehdi je ne le connaissais pas vraiment. Nous nous étions rencontrés à travers un forum moto, avions roulé par deux fois ensemble et surtout validé un câblage mental identique concernant la pratique de la moto. Bref, surprise, Mehdi était un ancien LV1 allemand.
En résumé, notre hôte se prénommait Bernard. Il était en vacances dans le sud de la France pour quelques semaines et ce matin il était parti pour une balade avec la moto de sa femme. Une petite Street Triple R chaussée en Supercorsa, une bonne brêle pour aller chercher le pain.
Par rapport à nous, Bernard était un « ancien ». La cinquantaine passée, cheveux blonds, mâchoire carrée, les traits du visage saillants et l’allure générale svelte trahissant une certaine condition sportive, passée ou présente. Il portait un blouson textile aux couleurs délavées jaune et bleue de la marque Husqvarna des années 90 au moins avec pardessus une ceinture lombaire. Jeans et baskets complétaient son équipement.
« On va en Andorre après on se sait pas encore mais si tu veux tu peux nous suivre. »
Voilà à peu de choses près ce que proposa Mehdi à l’étranger.
Comme accords auprès des autorités officielles Bernard sortit son portable pour annoncer à sa femme son probable retard.
Les moteurs s’ébrouèrent. Façon de parler. La pression sur le démarreur du 4 cylindres du ZXR 750 de Mehdi s’accompagna comme à l’accoutumée d’une déflagration à péter toutes les vitres aux alentours. Le V60 accouplé au RSV Titanium produisait un son à peine moins agressif au démarrage, rauque et puissant une fois lancé et presque agréable quand on aime la sonorité des V2, que l’on est équipé de bouchons d’oreille aussi.
Ouais c’était l’ancien temps.L’anglaise émit un son. Aspirateur Dyson? Turbine électrique ? Volkswagen Polo TDI 3 cylindres ? Va savoir. Cela dit, pour réaliser sa manœuvre de retournement sur le parking recouvert de gravier, Bernard effectua un demi donut pied à terre ! Les évènements pourraient prendre une drôle de tournure, me dis-je alors.
Gaz vers notre but indéterminé.
La frontière de l’Andorre franchie, Mehdi m’indiqua un petit col permettant de shunter une partie de l’insupportable traversée de la province. Une réminiscence de son enfance, un assaut qu’il me laissait mener, Bernard à mes trousses.
Dans la descente étroite, piégeuse, voire vicieuse dans ses enchainements, j’aurais tout tenté. Planté le freins en limite de blocage de roue avec ré-accélération à l’unisson, sorti la technique secrète et habituellement imparable à la supermot tout en contrebraquage et pied sorti dans les épingles, le repose pied léchant le sol, rien n’opérait. A part peut-être dans les enchainements où la trajectoire prédomine sur la technique pure… la moto de gonzesse surmontée du vieux clown ne me concédait pas un pouce.
La joute était très marrante. Eloignée du concours c’était plutôt un échange à l’égale d’une impro entre musiciens, le tempo montant à mesure que chacun apprenait à se connaître, révélant le rythme qu’il pouvait atteindre pour définir les limites techniques qui permettraient d’établir le cadre d’une performance commune. Bref c’était les répétitions avant l’interprétation magistrale et Bernard envoyait du très lourd.
Arrêtés au rond point au pied de la descente nous attendions Mehdi soumis à des problèmes de freins depuis le début de notre trip une semaine plus tôt. En montée ça allait, en descente c’était beaucoup plus sport.
Le V60 sur le ralenti, les bouchons dans les oreilles, j’entendais néanmoins Bernard gueuler. Pour moi l’allemand sonnait de manière plus agressive que nos motos.
Je me retournai vers lui. Il descendit de sa brêle et me tapa sur l’épaule en beuglant « Wunderbar ! Wunderbar ! »
Je devinai aisément le sens de ses exclamations.
Chez nous on dit : « T’attaquais toi? »
Le trio reformé, nous marquâmes l’arrêt peu avant la frontière entre l’Andorre et l’Espagne.
« On mange pas le midi, on boit du coca, on fume 2-3 clopes et on repart. »
Un truc comme ça traduit en allemand. C’était Mehdi qui parlait évidemment pendant que je sortais la carte…
Parce que j’ai toujours la carte !
Mehdi, lui c’est le roots, le mec qui te dégote un chemin à 23h passées en guise de bivouac parsemé de crottes de renards. Pas de problème pour dormir en combinaison cuir intégrale, le casque sur la tête visière fermée pour échapper aux moustiques. Il est l’impulsif, l’aventurier.
Moi je suis l’organisé, le prévoyant. J’ai toutes les cartes à l’échelle départementale de notre voyage. A vrai dire je n’étais pas comme ça avant, mais dormir trempé dans une tente, sans aucun change sec, dans le froid des sommets alpins ça forge l’expérience. Avec nos différences nous formions un duo de choc. L’union sacrée au service de la connerie.
Je présentai la carte du nord-est espagnol à l’échelle 1/400 000e que j’avais emportée au cas où.
« On peut tailler un bout de route en Espagne, ce sera court, 2h grand max. » Estimais-je en traçant du doigt l’itinéraire sur le papier.
En même temps que l’on discutait roadbook on en apprenait un peu au sujet de Bernard. Ancien Crossman en compétition dans sa jeunesse, il roulait désormais sur différents circuits européens au guidon d’une CBR 1000 RR et d’une S1000 RR. Le smartphone en main il nous présenta une photo de la BM sur le tracé d’Alméria avec beaucoup de modestie. C’était visiblement un mec simple et cool. Et surtout un très gros client.
Bernard décida de nous accompagner. Nouveau coup de fil à sa femme « Ne m’attends pas avant la fin d’après midi. » Traduction supposée.
Il insista aussi pour nous offrir boissons et paquet de clopes.
Ouais, y’en a même qui nous donne du fric.La portion rectiligne jusqu’à la prometteuse bifurcation vers les massifs s’éternisait, la route était ennuyeuse et plus longue que je ne l’avais imaginée au départ. Je compris néanmoins assez vite mon erreur, celle de l’échelle, bien différente des cartes utilisées jusqu’à présent. Deux fois plus grande, les distances et le temps étaient multipliés par le même facteur. La petite demi heure de ligne droite prévue s’étalait finalement sur une cinquantaine de minutes avant l’embranchement convoité.
Ici commençait le Nirvana. Une route taillée comme une piste de kart, étroite et sinueuse à l’extrême, revêtue d’un bitume digne des plus beaux cols alpins suisses. D’emblée je devinai qu’on allait se prendre une grosse dose de sensations incroyables. Y compris l’angoisse quand il faudrait planter les freins dans un gauche aveugle face à cet énorme et improbable car de tourisme noir à double étage emplissant toute la voie, perdu dans sa manœuvre entre les garde-fous du précipice et les débords de la falaise. Objectif le pied à terre au plus court, sinon c’était le choc frontal assuré. On s’arrêta à cinq mètres du mur.
Une pause plus loin pour savourer quelques instants sur ce tracé fantastique d’une trentaine de kilomètres, certainement unique et à la qualité indétrônable selon moi à ce moment précis, nous découvrîmes une section plus dantesque encore. Le bitume étroit céda la place à une descente extra large en opposition complète à la montée précédente et au bitume tout aussi parfait. Au niveau sensoriel, aucune redescente, plutôt une envolée encore plus puissante que la première dose.
Au total 80 bornes cumulées. Il était temps de s’arrêter pour ravitailler en carburant et échanger sur cette expérience singulière partagée ensemble.
Nous repartîmes l’esprit apaisé et serein à l’idée que la déflagration sensorielle était belle et bien terminée. C’était sans compter sur la troisième dose encore plus phénoménale qui nous emporta dans sa prodigieuse montée en puissance.
Quelque chose arrivait devant. Les premiers enchainements paraissaient irréels. Coup d’œil rapide sur la carte comme pour m’assurer que je ne rêvais pas, désormais j’intégrais l’échelle, il devait y avoir 50 bornes au bas mot. Ca allait être une putain de déferlante!
Je sentais que mes derniers instants de conscience allaient bientôt s’évaporer alors dans le dernier court bout de droit conduisant au Graal… Je me vois encore me retourner vers Bernard pour d’un geste évocateur lui demander s’il souhaitait ouvrir la voie. Un peu trop souvent coller à mes basques, je réalisai là que ne voulais plus me soucier de qui que ce soit pour apprécier pleinement ce qui allait arriver. Geste tout aussi explicite en guise de réponse négative.
Surtout pas! Alors ainsi soit-il, Amen.
Pour la suite je n’ai pas de souvenir précis de cette première expérience de la route magique.
Au terme de 50 kilomètres infernaux, nous nous s’arrêtâmes sur un parking pour retirer les casques et se jauger les uns les autres. Hallucination collective ou expérience mystique ? Avions nous rêvé ce même moment tous ensemble ?
Hare Krishna ! Bernard lui était comme sous trip LSD façon seventies répétant en boucle les« Wunderbar ! ».
La raison retrouvée, nouveau coup de fil à sa femme : « Je vais rentrer un peu plus tard que prévu. »
J’imaginais là encore son échange téléphonique.
Il devait être 20h et la frontière française se situait à plusieurs dizaines de kilomètres. Nous visions les Prats de Mollo puis Amélie les Bains où nous couperions par le massif nous séparant de l’Ille sur Têt et Sournia. Il était temps de repartir. Le ciel s’assombrit, quelques gouttes de pluie tachèrent le sol en guise d’avertissement. Ce fût l’apparition des premiers effets d’une force qui tentait de nous retenir.
Le sommet du col d’Ares recouvert d’un brouillard à couper au couteau, nous passâmes au milieu des vaches plantées sur la route. Bordel de merde, était-ce un autre signe ?
Amélie les Bains, la nuit tombée nous fîmes nos adieux à Bernard. Nous ne le reverrions jamais mais nous garderions tous, je pensai, le même souvenir de cette incroyable journée.
Dernier coup de téléphone à son épouse. Il prit cher sûrement.
Quelques clopes grillées en guise de victuaille plus tard nous repartîmes Mehdi et moi pour le col de Xatard dans la nuit noire éclairée seulement par nos phares, et aussi un petit voyant orange allumé sur mon tableau de bord. Nous nous arrêtâmes au sommet pour profiter de l’ambiance sauvage qui régnait ici. Les sonorités de la vie nocturne animale envahissaient le fond sonore de manière très intimidante. On se serait cru dans un film d’Indiana Jones. C’était même un peu effrayant.
Fallait rentrer. Au redémarrage, panne d’éclairage du ZXR ! Plus de lumière, rien, que dalle.
Moi : « Comment on la joue ? »
Mehdi : « Bah je vais te suivre comme le fil d’Ariane. »
Je lui avouai ne pas être rassuré et sur la réserve depuis 20 bornes alors que la carte indiquait 30 kilomètres à travers la montagne avant la prochaine ville.
Il était cher ce Graal.
Nous repartîmes à une allure adéquate pour profiter d’une lumière pour deux. Etant donné les capacités d’éclairage du Tuono autant dire qu’on se traina méchamment. Et pour ne pas faire les choses à moitié je nous engageai sur un raccourci qui rallongeait. Jaune ou blanc sur la carte, à la lumière de la lampe frontale c’était du pareil au même, ainsi nous bifurquâmes sur le col de Palomère au lieu de poursuivre par la départementale jaune plus directe.
Le ruban routier était hyper étroit et son revêtement pourri, enfin le peu que je discernais. Les plaques de gravier furent fréquentes, la roue arrière dérapait même à faible vitesse. Enfin on bascula du coté de la descente vers la vallée. On coupa les moteurs pour économiser les derniers centilitres de carburant et éviter le coup de la panne d’essence une deuxième fois dans la même journée.
Et au bout d’une éternité nous regagnâmes la civilisation. De l’essence aussi.
A l’Ille sur Têt nous retrouvâmes la « D2 mon amour » véritable spéciale de rallye qui menait à Sournia. A la vue d’une grosse pierre au milieu de la route je marquai quasi l’arrêt pour la signaler à mon poursuivant et au moment même de ré-accélérer une famille de sangliers traversa la voie juste devant ma roue. La récompense du Graal devait-elle s’accompagner d’un sacrifice ?
Puis les lumières de Sournia furent à vue perchées sur le flanc de la montagne. Cinq kilomètres seulement nous en séparaient, mais après tous les évènements de cette journée, ils semblèrent les plus longs.
Minuit passé, enfin nous étions de retour. Hourra ! Le foyer du village encore ouvert nous espérions trouver pitance (on avait rien bouffé depuis 24h). Nous fûmes accueillis par des jeunes et un sympathique belge bien entamé. Subjugué de nous avoir vu sortir de la nuit à moto dans ce coin paumé il nous offrit plusieurs bières. Aussi il voulait acheter le ZXR qui lui rappelait sa jeunesse. Ca c’est parce qu’il était bourré…Le V60 eut été le bon choix.
Y’en a même qui nous donne du fric.Deux jours plus tard, on rentrait mais le feu sacré, le Mojo, restait ici avec le Graal. Tel était le prix à payer.
Smells like teen spirit